Sebastiāo Salgado est un créateur célébré par le public et tenu à l’écart par l’intelligentsia du monde de la photo. Pourquoi ?
Sebastiāo Salgado est décédé hier, d'après les informations données par la famille, d'une maladie développée à la suite d’une malaria contractée en 2010 lors d’un voyage en Indonésie pour son projet Genesis . Personnellement, je suis un inconditionnel de ses images en noir et blanc ! J’ai dû voir le film « Le Sel de la terre » 3 ou 4 fois, j’ai couru à ses expos. J’aime l’oeuvre, j’aime l’homme : son histoire, sa démarche, son engagement social et environnemental et, en plus, j’ai un faible pour le Brésil. Pourtant chaque fois que je parle de lui à des amis photographes, je ressens une réticence, une gêne. Peu de célébration à Arles et du "Milieu", même si ce matin (24 mai 2025) Alain Genestar, directeur de Polka Magazine est venu dire le grand photographe qu’il était sur France-Inter.
D’où vient ce retrait ? Quels reproches fait le monde de la photo à Salgado ? Passons-les en revue…
-Une esthétisation de la misère.
Beaucoup lui reprochent de rendre la souffrance trop belle. Ses images de guerre, de famine ou de pauvreté sont souvent réalisées avec une maîtrise technique et une esthétique visuelle extrêmement raffinée (composition classique, noir et blanc soigné, tirages somptueux), ce qui, pour certains, frôle le voyeurisme esthétique. Susan Sontag, dans son ouvrage Devant la douleur des autres, s’interroge sur « l’inauthenticité du beau » dans l’œuvre de Salgado, suggérant que l’esthétisation du malheur pourrait détourner l’attention de la réalité brute de la souffrance humaine.
-Une mise en scène et dramatisation.
Certains critiques estiment que les images de Salgado sont trop théâtralisées, donnant une impression de mise en scène de la tragédie humaine. Jean-François Chevrier, dans Le Monde, a accusé Salgado de corrompre la compassion du public par des dérives esthétisantes, transformant la souffrance en un spectacle visuel.
-Une tension entre engagement et commercialisation.
La collaboration de Salgado avec des entreprises controversées, comme le financement de son projet Genesis par la société minière Vale International SA, a suscité des interrogations sur la cohérence entre son engagement humanitaire et ses partenariats commerciaux. De plus, la publication de ses œuvres dans des formats luxueux a été critiquée pour éloigner son travail des réalités qu’il dépeint.
-Débat sur l’engagement réel.
Les tenants de ces positions questionnent l’impact réel de son travail. Malgré sa forte charge émotionnelle et son succès, ses photographies ne changent pas toujours les choses concrètement. Il y a donc un débat sur l’efficacité du témoignage visuel : sensibiliser, oui — mais pour quels effets politiques ou sociaux ?
-Tension entre art et documentaire.
Salgado est souvent exposé dans des musées d’art contemporain, vendu comme une figure artistique plutôt que strictement documentaire. Cela dérange ceux qui estiment que le photojournalisme devrait rester un outil de reportage brut et direct, sans ornement ni prétention artistique.
-Position de surplomb humaniste
Salgado est parfois vu comme adoptant une posture de grand témoin moral, une sorte de prophète du monde en souffrance. Cette attitude peut être perçue comme condescendante ou paternaliste, car elle propose une vision globale de l’humanité souffrante vue depuis une position relativement privilégiée (intellectuelle, occidentale, masculine).
Voilà donc une liste non exhaustive des reproches qui sont faits au photographe. Certains arguments présentent des questions éthiques ou philosophiques qui peuvent impacter directement notre pratique photographique : la beauté des images atténue-t-elle la gravité des réalités qu’elles représentent ? C’est une question qui hante les coulisses du Festival de photojournalisme de Perpignan qui juge, chaque année, la beauté des images des photoreporters. Face à ces critiques, Salgado a défendu son approche en affirmant : « Je photographie mon monde ». Il rejette l’accusation d’esthétiser la misère, soulignant que son intention est de témoigner de la dignité humaine, même dans les situations les plus difficiles.
A chacun de se faire une opinion…
Marc Criado 24/05/2025

